TRIBUNAUX Cour Criminelle d'Alger
Audience du 11 mars 1913
L'affaire de Tablat. — Premier méfait de la bande d'Hamraoui Larbi. — Vol de fusils à la Justice de Paix
Hier ont commencé, devant la Cour Criminelle d'Alger, présidée par M. le conseiller Lacaze, les débats relatifs à diverses affaires d'assassinats, viol, vols qualifiés, imputées à une bande de malfaiteurs indigènes ou réputés tels par l'Administration, et qui, en 1910 et 1911, mirent en coupe réglée toute la région de Tablat. Nous avons indiqué que plusieurs audiences seraient consacrées à l'examen de ces affaires, dans lesquelles se retrouvent, soit comme auteurs, soit comme complices, les principaux éléments de la bande d'Hamraoui Larbi. L'affaire soumise hier à la Cour concerne un vol de fusils au greffe de la Justice de Paix de Tablat, où ces armes avaient été déposées. Voici les faits : Vers la fin de novembre 1911, un avis publié à Tablat annonçait pour le dimanche 3 décembre, une vente d'armes saisies comme pièces à conviction et déposées au greffe de la Justice de Paix de Tablat. Dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre, des malfaiteurs pratiquaient un trou dans le mur de la Justice de Paix, au-dessus d'un volet plein, et, après avoir rabattu le morceau de bois servant de fermeture, ils descellaient un barreau à la fenêtre du greffe, brisaient un carreau et, faisant jouer l'espagnolette, pénétraient dans le local. Dans la place, et avec l'aide de complices restés à l'extérieur, les malfaiteurs s'emparaient et emportaient 17 fusils, un pistolet et un couteau de chasse qui furent soigneusement cachés. Des renseignements confidentiels permirent bientôt à l'administrateur de Tablat de procéder à l'arrestation des onze indigènes suivants, qui seraient les auteurs du vol incriminé :1° Hamraoui Larbi, 20 Amani Saïd, 3° Amtout, 4° Kara Ali, 5° Messaoui Saïd, 6° Khalfi Mohamed, 70 Hamdel Amar, "8° Bouguermine, 9° Chouli Hocine, 10° Lacheb Laid, 11 0 Briedj Rabia. Tous les inculpés, dit l'accusation, sont de mauvais sujets notoirement connus comme tels. Quelques-uns d'entre eux ont subi diverses condamnations pour vol. Il convient d'ajouter également que la plupart des accusés, sauf trois ou quatre, ont fait des aveux, d'abord devant l'administrateur de Tablat au cours de l'instruction ouverte par ce fonctionnaire, et que ces aveux ont été répétés ensuite au juge d'instruction, M. Muston, chargé de cette affaire.
L'audience
Les accusés sont interrogés et M. Saint-Blancat, interprète, traduit leurs réponses. Les uns après les autres, ils nient tous avoir pris part au vol qui leur est reproché. Ceux qui, au cours de l'enquête et de l'instruction firent des aveux, les rétractent énergiquement.
Comme le président leur fait demander d'indiquer les raisons de leur nouvelle attitude, d'expliquer ce revirement, ils déclarent que menacés, battus, maltraités par les cavaliers de la commune mixte, ils furent mis dans l'obligation d'avouer.
M. le président Lacaze, avec la grande impartialité qui le caractérise, laisse parler les accusés tout à leur aise.
Ils s'expliquent abondamment, donnant force détails sur les tortures; qui, disent-ils, leur furent infligés. Ils les exagèrent, évidemment :
L'un fut suspendu par les pieds. Un autre eut deux dents cassées. Une troisième privée de vêtements, les membres enchaînés, était couché sur le sol nu. Quelques-uns précisent que leur boisson ordinaire consistait en eau salée, quatre autres enfin prétendent qu'ils furent brûlés, au moyen d'une lame en fer blanc fortement chauffé.
Tous les prévenus se posent en victimes ; ils contestent tout, ils nient tout.
Les témoins
Une dizaine de témoins sont entendus. Parmi eux se trouve M.Boucher administrateur de Tablat, qui compte plus de vingt-trois années de services dans les communes mixtes, et dont la déposition va remettre au point les affirmations des accusés, touchant les procédés d'instruction employés à leur encontre.
M. Bucher donne de longues explications sur les différentes phases de cette affaire. Sur des renseignements confidentiels, mais positifs et puisés à bonne source, il arrêtait le 11 décembre les principaux membres de la bande, Amraoui, Omani, Chouli, Lachib.
Ce dernier avoua le premier et donna par la suite, de précieuses indications qui permirent à l’administrateur d'arrêter les autres coupables.
La conviction absolue de M. Bucher est que les accusés présents sont réellement les coupables. Un seul d'entre eux, cependant, le nommé Khalfi, est peut-être innocent. M. Bûcher n'affirme pas la culpabilité de cet indigène, il pense, au contraire, qu'il ne se trouvait pas avec les autres au vol commis à la justice de paix.
Le témoin estime que la plupart des prévenus subirent l'ascendant d'Amraoui Larbi qui exerçait sur tous une terreur profonde.
M. l'administrateur fait connaître que depuis l'arrestation de la bande d'Amraoui, la tranquillité est revenue dans la région. On peut circuler librement à la tombée de la nuit sans crainte d'être attaqué. M. Bûcher ajoute que quelques vols de peu d'importance furent commis ces temps derniers, dans un but de diversion que l'on devine, mais d'une façon générale, la sécurité est maintenant très satisfaisante.
M. Bucher proteste énergiquement contre les déclarations faites par les accusés que des traitements barbares leur auraient été infligés à Tablat. C'est faux, archi-faux, dit le témoin. C'est là un système, ajoute M. Bucher.
Il est devenu impossible aux administrateurs de communes mixtes, de procéder à des instructions, parce qu'on les fait passer immédiatement pour des tortionnaires. On est allé jusqu'à affirmer, dans une affaire G., qu'il y avait une chambre de torture à Tablat. M. Bucher maintient l'exactitude des aveux faits devant lui par plusieurs des accusés. A la demande du président et de l'avocat général, M. Bucher explique que si l'accusé Amtout eut deux dents brisées, c'est peut-être bien en s'évadant de la geôle où il était renfermé, et en sautant le mur de clôture du bordj, qu'il s'endommagea la mâchoire. Quant aux brûlures relevées sur le corps de trois ou quatre des accusés, le témoin raconte que ces derniers se les firent eux-mêmes, réciproquement. Etant en possession d'allumettes, l'un d'eux allant aux latrines, ramassa un morceau de bois garni de deux clous, et à la geôle, les quatre accusés — ceux précisément qui avaient fait des aveux — enflammèrent le bois et les clous étant également chauffés, ils se les promenèrent réciproquement sur la peau. En agissant ainsi, ils donnaient corps à leurs affirmations que lesdits aveux leur avaient été arrachés par la force. A ce moment, dit M. Bûcher, lesdits accusés savaient que l’instruction étant close, ils allaient être transférés à Alger.
Plusieurs questions sont posées à M. Bûcher, relativement à l'utilisation d'un indigène nommé Kara Mahmed, détenu à la prison du bordj. Ce Kara Mahmed qui jouissait, semble-t-il, d'une certaine latitude, faisait causer les autres prisonniers à travers les interstices des portes et les points essentiels de ces conversations étaient rapportées à l'administrateur.
M. Bûcher explique qu'il se servit en effet de Kara Mahmed dans le but unique de connaître l'endroit où les armes dérobées étaient cachées. on ne put y parvenir. Il ne tint aucun compte des autres renseignements recueillis par Kara, car l'instruction était déjà sur le point d'être close. Les dépositions des autres témoins — tous indigènes — entendues par la cour, avant celle de M. Bûcher, n'indiquent aucun fait saillant. La plupart renforcent les charges que l'accusation fait peser sur les accusés, sans toutefois apporter aucun fait absolument établi.
Aujourd'hui, réquisitoire de M. l'avocat général Drago et plaidoiries de Mes Ladmiral.Roger, Hugues, Bertin, De Barie et Lemonnier